Au congrès constitutif de Bamako, les Ivoiriens arrivent avec un parti de masse, le PDCI déjà constitué, un programme concis et précis, des hommes de qualité qui savent faire prévaloir l’intérêt de l’Afrique tout en ouvrant l’avenir. Félix Houphouët est de ceux-là. Et c’est donc logiquement qu’il est élu, à l’unanimité, président du Comité de coordination du Rassemblement Démocratique Africain ; qu’un autre Ivoirien, Fily Sissoko est élu secrétaire général et que le siège est fixé à Abidjan.
Nous ne reprendrons pas la saga du RDA qui est connue. Nous discuterons de trois questions qui suscitent encore des polémiques passionnées : le programme du RDA et la question de l’indépendance, l’alliance avec les communistes et le désapparentement, le problème de la balkanisation.
Le Programme du RDA et la question de l’indépendance
A Bamako (du 18 au 21 octobre 1946), les débats les plus passionnés ont porté sur l’orientation politique à donner au mouvement. Fallait-il se prononcer pour l’indépendance comme objectif immédiat (à vrai dire très peu de délégués y pensaient, une telle revendication eût été irréaliste). N’oublions pas qu’à cette époque, même le Viet Nam de Ho Chi Minh, proclamé indépendant, faisait partie de la fédération indochinoise et de l’Union française et que le Mouvement démocratique de la Rénovation malgache réclamait l’indépendance malgache dans le cadre de l’Union française. Malgré cette modération, les Malgaches ont subi en 1947 la terrible répression que l’on sait. En outre le PCF, allié du RDA, n’était pas non plus pour l’indépendance. Le sens politique, le sens de la responsabilité commandaient de trouver un moyen terme, une formule qui préserve l’indépendance comme objectif à long terme tout en acceptant l’Union française. C’est ce point de vue que Félix Houphouët Boigny fit triompher. Et la résolution de politique générale définit clairement le but du mouvement :
« L’émancipation des pays africains du joug colonial par l’affirmation de leur personnalité politique, économique, sociale et culturelle, et l’adhésion librement consentie à une union de nations et de peuples fondée sur l’égalité des droits et des devoirs ».
Si le mot indépendance n’apparaît pas, le contenu y est. Car affirmer sa personnalité politique, économique, sociale et culturelle équivaut logiquement à une revendication d’indépendance. De même on ne saurait s’unir librement si l’on n’est pas d’abord indépendant. Enfin organiser les masses en vue de recouvrer cette liberté, c’était aller à l’indépendance.
A trop vouloir nier le rôle d’Houphouët- Boigny et de ses camarades de lutte, on arrive à nier le mouvement anticolonialiste africain lui-même, organisé et animé par le RDA.
Car c’est à partir de 1946 que s’organise la marche inexorable vers l’indépendance. Et ce ne sont pas les ouvriers de la 11 e heure, les communistes et cryptocommunistes du PRA (Parti du Regroupement Africain) et autres syndicats ouvriers ou estudiantins qui vont amener l’indépendance comme on essaie de le faire croire.
Et le programme du RDA proposait des mesures hardies, des objectifs concrets et précis. Ainsi, en matière économique : la restitution aux collectivités locales des domaines concédés et abandonnés, la liberté du commerce, la réforme fiscale, la nationalisation des banques, la création de coopératives et d’instituts de recherche agricole. Ainsi, en matière sociale : le développement de l’enseignement, la gratuité des soins médicaux, l’extension immédiate et effective des lois sociales, la liberté d’organisation des syndicats, la suppression du travail forcé, le paiement des assurances sociales et des allocations familiales.
Le désapparentement
La question de l’alliance entre le Parti communiste français et le RDA est obscurcie par les jugements passionnels, les témoignages partiels et partiaux. Il faut poser la question sous son vrai jour pour avoir des réponses adéquates.
Quelle fut la nature exacte des liens entre le PCF et le RDA ? Ces liens furent- ils déterminants dans l’action du RDA ?
La rupture de ces liens par le désapparentement a-t-elle infléchi, de quelque façon, le cours de l’évolution politique de l’Afrique noire ?
Telles sont, à mon sens, les questions dignes d’intérêt. Savoir si Houphouët-Boigny, d’Arbousier ou tel autre furent communistes ou pas est un point de détail. A supposer qu’ils le fussent (ce qui n’est, au demeurant, pas le cas) faut-il rappeler que le RDA est un mouvement d’union de tous les Africains quelles que soient leurs conceptions idéologiques ou religieuses, leurs origines, leurs conditions sociales.
Essayons donc de répondre aux questions énumérées ci- dessus.
Les liens entre le RDA et le PCF furent d’abord parlementaires. Les élus du RDA ne pouvant du fait de leur petit nombre former un groupe parlementaire, reçurent mandat de s’apparenter aux groupes communistes pour l’efficacité de leur action parlementaire.
En Afrique même les Groupes d’études communistes (GEC) contribuèrent à la formation politique des militants et des dirigeants du RDA. Mais il n’y avait pas de lien organique entre RDA et GEC, non plus qu’avec les syndicats d’obédience CGT qui soutinrent la lutte du RDA.
L’alliance avec le PCF et les forces démocratiques françaises a servi l’action parlementaire des élus du RDA et, dans une moindre mesure, la pratique anticolonialiste en Afrique même où des militants communistes français payèrent de leur personne pour défendre les justes revendications des colonisés. Ce fut le cas d’un G. Cauche, d’un Suret-Canale au Sénégal, d’un Franceshi, d’un Casanova en Côte d’Ivoire, d’un Morlet, d’un Fayette au Soudan.
Mais les objectifs des alliés restèrent différents. Le RDA refusait la lutte des classes et se voulait une vaste coalition anticolonialiste regroupant toutes les classes. Le PCF, parti marxiste et français, luttait pour la révolution sociale en France (du moins théoriquement) mais ne prônait nullement l’indépendance des peuples colonisés. Il combattit même les nationalistes indochinois et algériens, du moins dans les premiers moments de leur lutte.
Il y avait donc une opposition fondamentale des deux formations dans leurs options, leur démarche, leurs fins. Une telle opposition ne pouvait conduire qu’à la rupture.
En 1950, le RDA, notamment sa section ivoirienne, subit une répression sévère sans espérer un secours efficace de ses alliés communistes. Lors de leur XIXe congrès tenu à Gennevilliers, ceux-ci ne formulèrent pas de perspectives claires quant à leur prise de pouvoir en France ; quant à l’avenir des colonies africaines.
Menacé de paralysie dans son action par la pression conjuguée de la répression coloniale, de la division des élus africains, et de la pratique des communistes, le RDA choisit de rompre avec ses alliés.
Le désapparentement est annoncé officiellement le 19 octobre 1950.
On a voulu établir, non par démonstration rigoureuse mais par pétition de principe, un lien entre la rupture entre le RDA et PCF et l’évolution vers la soi- disant indépendance octroyée et le « néocolonialisme ».
Nous avons déjà indiqué que le PCF n’a pas prôné l’indépendance et que l’anticolonialisme fut le fait des masses africaines organisées et encadrées par le RDA. Et le désapparentement n’a nullement empêché une évolution radicale de certaines sections du RDA et le choix de la voie socialiste après l’indépendance, comme en Guinée et au Mali. Si donc, on ne peut expliquer le cours politique après 1950 par le désapparentement, c’est qu’il ne fut pas un évènement déterminant.
La fameuse querelle qui opposa en 1950-1952 Gabriel d’Arboussier à Félix Houphouët sur le désapparentement, par-delà les outrances de la polémique, ne révèle aucune divergence, quant au fond, sur la rupture avec le parti communiste et la question de l’autonomie (entendons l’indépendance) dont on voudrait faire la pierre de touche de l’anticolonialisme du RDA. Mais il y a plus et c’est peut-être le fin mot de la querelle. Ni Gabriel d’Arboussier ni les militants exclus du mouvement après la réunion du Comité de coordination du RDA à Conakry en 1995, quoi qu’ils en aient et quoi qu’ils en disent, ne réussissent à créer un deuxième RDA « pur et dur ». Et d’Arboussier réintègre en 1957 les instances dirigeantes du RDA.
En définitive, c’est la conjonction de la lutte des colonisés, des changements métropolitains (changements économiques, nouveaux gouvernants, etc.) et de la situation internationale qui explique la décolonisation de l’Afrique noire. A côté de ces grandes catégories de causes, le désapparentement n’est qu’une péripétie qui ne mérite ni cet excès d’honneur (avec le rôle surévalué du PCF) ni cet excès d’indignité (avec la disqualification des dirigeants du RDA qui surent prendre cette courageuse décision). Avec le recul de l’histoire, on découvre le vrai visage du PCF et la justesse de la décision d’hommes comme Houphouët ou comme Aimé Césaire (qui fut avec Léon Gontran Damas compagnon de route du RDA) qui rompit avec le PCF en 1956.
La balkanisation
Par une fausse assimilation avec la situation qui prévalut dans les Balkans, on a usé et abusé du terme de balkanisation en Afrique noire.
En fait, les partisans d’une confédération avec le maintien des « fédérations primaires » de l’AOF et de l’AEF et les partisans d’une fédération avec le rattachement direct des territoires à la France se situaient dans la logique du colonisateur. Or les fameuses fédérations de l’AOF et de l’AEF étaient conçues en fonction et pour les besoins de la seule métropole coloniale. Elles n’étaient donc pas fondées sur des bases saines, solides qui leur eussent permis de perdurer. Aucune autre fédération coloniale d’ailleurs ! Ni le Ruanda-Urundi belge, ni l’Afrique orientale britannique, ni les Rhodésies-Nyasaland. Et les deux exceptions de l’Union sud-africaine (aujourd’hui République sud-africaine) et du Nigeria se sont maintenues, mais à quel prix ! Ici une terrible guerre civile et une instabilité politique chronique, là un régime inhumain, l’apartheid et sa violence endémique.
Mais surtout les évènements des années 1957-1960 ont permis d’apprécier le degré de conviction des soi-disant contempteurs de la balkanisation.
Ceux qui n’avaient que le mot de fédéralisme à la bouche, ont sacrifié allègrement les tentatives de regroupement – de l’éphémère fédération du Mali au projet mort-né de République centrafricaine – dès qu’ils risquaient d’être les seconds à Rome et non les premiers.
Ce n’est pas Houphouët, président du RDA qui eut été plébiscité comme en 1946 qui pouvait avoir ces craintes. Il fut et reste un rassembleur et non un balkanisateur.
La colonisation qui divisa pour régner, n’avait pas préparé les voies de l’unité africaine. Et s’il n’y a pas de fatalisme historique, il y a, par contre, une logique des processus qui est plus forte que la volonté des hommes. Il était donc irréaliste de vouloir construire immédiatement de grands ensembles régionaux et à fortiori continentaux. C’était mettre la charrue avant les bœufs et courir à l’échec comme les quelques tentatives de regroupement l’ont suffisamment prouvé.
Mais depuis que nous avons repris notre initiative historique et que nous imprimons progressivement une autre logique à notre histoire, on ne peut accuser Félix Houphouët-Boigny et son pays d’être les fossoyeurs de l’unité africaine.
Le projet de double nationalité fut une ébauche de fédération des pays du Conseil de l’Entente. La Côte d’Ivoire a accueilli continûment des millions d’étrangers africains en leur accordant les mêmes droits qu’à ses nationaux (y compris le droit de vote jusqu’en 1995). Malgré ses maigres ressources, elle pratique une solidarité vraie en versant subsides aux gouvernants et subventions aux Etats africains frères. Elle est la cheville ouvrière de toutes les organisations régionales africaines créées depuis 1960. C’est à l’honneur d’Houphouët et de son pays de préparer par des actes la construction de l’unité africaine au lieu de la célébrer verbalement.
La lutte anticolonialiste a révélé un leader authentique, expression de son peuple et non créature du colonialisme. Un leader et non undeus ex machina , un primus inter pares d’un mouvement démocratique. Et s’il avait manqué à son devoir, « trahi » comme certains l’insinuent, le RDA qui n’était pas un parti stalinien mais un mouvement démocratique, en eût tiré toutes les conséquences. Si Houphouët-Boigny sut donc conduire à la victoire ce mouvement en dépit des heurs et des malheurs, s’il sut garder la confiance de ses pairs et des masses, c’est qu’il est effectivement un de ces grands hommes de l’histoire qui, selon Hegel, sont « ceux qui, dans leur temps, ont le plus de lucidité et savent le mieux ce qu’il faut faire ».